Créée en 2014 par Peter Nowalk, How To Get Away With Murder a achevé sa quatrième saison le 15 mars dernier sur le network ABC. Portée par Viola Davis, la série est diffusée au sein d’un triptyque baptisé TGIT (Thank God It’s Thursday) et précédée des plus anciennes Grey’s Anatomy et Scandal. Ces trois séries sont produites par Shonda Rhimes. Dans chacune d’elles se trouve la figure de la femme afro-américaine hissée à un rang supérieur de la société qui va durement traiter ses apprentis (médecins, avocats…) à la fois pour les former mais aussi pour affermir sa position d’autorité et l’emprise qu’elle a sur eux.
TÊTE D’AFFICHE
Le rôle d’Annalise Keating, femme de 50 ans meurtrie par la vie, méritait bien le talent de Viola Davis pour le camper dans toutes ces nuances. C’est à la fois une victime et un bourreau. Victime parce que son oncle a abusé d’elle dans son enfance, parce que son associé est responsable de la mort de son bébé, parce que son mari a commandité le meurtre d’une jeune femme qu’il avait mise enceinte… Et bourreau parce qu’elle manipule tous ceux qui l’entourent (clients, avocats adverses, juges, étudiants) afin de gagner ses affaires. Au fil des épisodes, elle brise des carrières, fait acquitter des meurtriers et transgresse systématiquement les codes de déontologie de sa profession. Annalise n’est pas quelqu’un de bien et elle ne prétend pas l’être.
A mon sens, si la série n’avait pas eu Viola Davis comme actrice principale, elle aurait vite pu virer à la caricature, comme c’est peut-être le cas dans le pilote. Le début de la série est difficile, surtout en ce qui concerne Annalise. Affublée d’une évidente perruque, de faux cils longs comme le bras et d’une veste en cuire rouge juste au corps, Davis déploie toute son énergie à avoir l’air à l’aise avant de poser son véto. C’est une femme de cinquante ans avec des formes, elle ne veut pas les cacher. Et quand, à l’épisode 4, le personnage d’Annalise se prépare à se coucher, c’est encore Davis qui refuse de se mettre au lit avec sa perruque, ses faux-cils et tartinée de maquillage. Au contraire, elle propose d’enlever tous les artifices… et offre à sa série son premier morceau de bravoure. La symbolique est d’une force folle.
Pendant plus d’une minute (une éternité sur un network), Annalise se sépare de tous les accessoires qui la rendent un peu moins noire : sa perruque aux cheveux caucasiens, ses faux-cils, ses bijoux clinquants… Elle s’empare d’une lingette et efface avec lassitude les couches de fond de teint, rouge à lèvres, mascara qui recouvrent son visage. La charge est double. Voici ce que les femmes et d’autant plus les femmes noires s’imposent tous les jours pour être crédibles, respectées, considérées, jolies… Voilà tout ce qu’elles doivent endurer. La scène est d’autant plus forte qu’Annalise s’apprête à confronter son mari après avoir retrouvé une photo de son pénis sur le téléphone portable d’une jeune fille étranglée. Car on perçoit le sous-texte : tout cet attirail qu’elle doit poser et retirer chaque jour, il est silencieusement réclamé par la société patriarcale, donc par l’homme, et même l’homme blanc. Quand elle révèle la preuve de son infidélité à son mari, Annalise est au naturel. Son visage est dur, inexpressif. Elle ne fait plus le moindre effort pour satisfaire l’homme blanc, ce traitre qui la méprise.
Sans le courage de Viola Davis (c’est à regret que j’utilise ce mot car il ne devrait pas être courageux d’oser se démaquiller face à une caméra quand on est une femme mais l’actrice a elle-même avoué qu’elle était à deux doigts de faire machine arrière lors du tournage), cette scène et cette série n’aurait jamais eu la puissance symbolique que lui confère ce moment. Ce sera le premier d’une longue série.
NARRATION ÉCLATÉE
How To Get Away With Murder repose sur un procédé narratif bien connu : le flashforward. On peut y voir en première saison une accroche bien facile. Commencer le récit in medias res en multipliant les répliques mystérieuses pour mieux assener son spectateur d’un « trois mois plus tôt » peut en pousser plus d’un à zapper immédiatement en roulant des yeux.
Mais comme pour le reste, la série embrasse à bras ouverts ce qu’on pourrait prendre pour un défaut et en fait une force. Ainsi, chaque saison est découpée de la même manière : la première moitié diffusée à l’automne annonce un événement apocalyptique (« mort d’un des personnages principaux, mais lequel ? » « on a tiré sur Annalise, mais qui donc ? ») à travers des flashforward. Plus on avance dans la saison, plus ces petits spoilers situés en fin d’épisode se rapprochent (deux mois plus tard, un mois plus tard, deux semaines plus tard…), faisant monter tout doucement la pression.
Cette première moitié se conclut dans ce que la chaîne appelle le Winter Finale, épisode où l’on découvre dans l’ordre et dans leur intégralité les flashforward qu’on avait entr’aperçu jusque-là. C’est souvent l’épisode où les scénaristes déploient toute l’étendue de leur talent, parvenant à habilement manipuler leur spectateur (impossible de deviner qui est mort dans l’incendie de la maison en saison 3, tant tous les indices nous poussent à croire qu’il s’agit de quelqu’un d’autre) ou à leur faire endurer l’angoisse que traverse leurs personnages. A titre d’exemple, dans le Winter Finale de novembre dernier, Annalise, qui a fait une fausse couche à 8 mois de grossesse et perdu l’étudiant qu’elle considérait comme son propre fils, se retrouve à faire un massage cardiaque à deux doigts sur le nourrisson né prématurément, fils de l’étudiant mort plusieurs mois plus tôt.
Au-delà du caractère évidemment soapesque et parfois de mauvais goût, toujours assumé avec fierté par la série, on est sidéré par la maîtrise des auteurs sur leur narration et sur ce qu’ils savent dévoiler ou non pour ménager leur suspense. Et par ailleurs, la charge émotionnelle qu’ils sont capable de convoquer dans une scène, sans faire appel à des béquilles (aucun flashback ne vient nous rappeler la fausse couche d’Annalise, le spectateur est suffisamment intelligent pour saisir l’horreur de la situation pour elle) ou à des dialogues d’exposition, donne le vertige.
La deuxième moitié de la saison traite des conséquences des événements apocalyptiques du Winter Finale. Elle est généralement composée de nombreux flashback qui viennent soit dévoiler des éléments manquants de ce moment pivot, soit développer des histoires vieilles de dix ans qui entrent en résonance avec ce que traversent actuellement les personnages. Quoiqu’il en soit, le passé, le présent et l’avenir se mélangent toujours dans cette série, menaçant à chaque instant d’entrer en collision.
UNE SÉRIE ENGAGÉE
Au-delà de sa star et de ses procédés narratifs, la série sait être plus profonde qu’il n’y parait. Shonda Rhimes oblige, le casting est multi-ethnique. Le show donne la part belle aux minorités et notamment aux afro-américains (quatre tiennent des rôles principaux, fait encore exceptionnel aujourd’hui sur les networks, à moins que ce ne soit le thème principal comme Empire sur Fox ou récemment Black Lightning sur CW).
Cette diversité fait un bien fou. De même, la série n’hésite pas à traiter de la séropositivité d’un de ses personnages principaux de façon moderne et pédagogique, en ne négligeant pas d’évoquer les comportements à risques (actifs ou passifs doivent se protéger et un rôle n’est pas moins risqué que l’autre) ainsi que les solutions pour vivre sa vie sereinement (traitement pour être non-contaminant pour le séropositif et PrEP pour le séronégatif). Autant de thèmes que des auteurs plus frileux n’auraient peut-être pas su aborder.
La sexualité des personnages n’est d’ailleurs pas un tabou comme dans Modern Family, diffusée sur la même ABC. On ne compte plus le nombre de scènes de sexe dans cette série. Si un esprit malavisé peut y voir des moments graveleux gratuits, je choisis d’y trouver une source d’information supplémentaire sur les personnages. Bien souvent, la façon dont ils se comportent dans ces scènes fait écho à ce qu’ils dégagent dans le reste de la série et on ne peut que saluer la cohérence de l’ensemble.
Contrairement à d’autres séries qui se contentent de cocher la case « minorité visible » sans jamais prendre en compte cette différence dans l’écriture (en résumé, le rôle pourrait tout aussi bien ne pas avoir cette spécificité et ça ne changerait rien), How To Get Away With Murder revendique ses minorités, notamment afro-américaines et les creuse dans ce sens : Annalise, honteuse de son origine a effacé son véritable prénom, Anna-Mae, et garde ses distances avec sa famille, d’une classe sociale désormais inférieure à la sienne. Quant à ses élèves , Wes, dont la mère immigrée était femme de ménage, et Michaela, jeune arriviste adoptée par une famille de prolétaires blancs qui rêve d’être la prochaine Michelle Obama, leurs fêlures, leurs ambitions et ce qui les rend uniques est toujours intrinsèquement lié à leur origine ethnique.
Ce discours sur les minorités a connu son point d’orgue cette année dans ce qui aurait pu être le season finale de cette saison 4, tant les enjeux, le message, l’écriture et le jeu étaient d’une grande maîtrise. Lors d’une soirée exceptionnelle, Scandal et How To Get Away With Murder ont réalisé un crossover. Procédé courant entre une série mère et son spin-off (Buffy avec Angel par exemple), il est plus rare entre deux séries qui ne semblent pas se dérouler dans le même univers. En général, il s’agit essentiellement de s’amuser à faire échanger deux têtes d’affiche et confronter leurs méthodes et leurs visions autour d’une histoire prétexte.
Mais les deux séries ont compris le poids qui reposait sur leurs épaules. Elles sont les deux premières séries à avoir une femme afro-américaine pour premier rôle. Et Shonda Rhimes est la seule femme dans toute l’industrie à avoir des séries ayant dépassé la barre des cent épisodes.
Loin de reculer devant la pression, How To Get Away With Murder prépare méticuleusement son intrigue. Après avoir passé plusieurs semaines en prison, Annalise prend conscience de l’effroyable inégalité qui règne au sein de la justice américaine. Elle monte, épisode après un épisode, un recours collectif ( un « class action » en V.O.) pour pointer du doigt l’inefficacité des commis d’office et plus largement dénoncer l’idée que quand on est noir et pauvre, on va en prison et quand on est riche, on est… blanchi. Aussi, lorsque son affaire est classée sans suite, Annalise n’a d’autre choix que de trouver quelqu’un avec suffisamment d’influence et de connexions pour la faire passer devant la court suprême. L’héroïne de Scandal entre en scène lors d’un cliffhanger, dans une magnifique déclaration d’amour de la série à ses spectateurs et une incroyable conscience d’elle-même et des enjeux qu’elle est sur le point de soulever.
Ça ne rate pas. Là où l’épisode de Scandal est un jeu politique légèrement caricatural dont l’enjeu pour Olivia Pope, l’héroïne du show, est de se racheter une éthique après avoir passé la saison à assassiner des innocents, How To Get Away With Murder s’empare de son sujet à bras le corps.
La série a toujours été politique, en filigrane. Mais ici, avec cet épisode, elle pose des mots sur ce qu’elle pointait du doigt jusque-là. Elle offre un monologue de plus de deux minutes à Viola Davis où devant la court suprême, Annalise dénonce l’échec du système judiciaire, l’inégalité flagrante entre riches et pauvres, le manque de budget honteux des avocats commis d’office et les conditions désastreuses de détention de ceux jugés coupables sans réelle défense. Les Etats-Unis d’Amérique, le pays des libertés, relèguent leurs citoyens à la plus basse condition d’existence et détournent les yeux alors que la marmite suinte et craque de partout. C’est le dernier morceau de bravoure de la série en date. Un moment exceptionnel pour une simple et bonne raison : tout ce qui est dénoncé est vrai.
C’est le #BlackLivesMatter qui hurle sa rage, le #MeToo (l’original, celui de Tarana Burke et des femmes afro-américaines opprimées créé en 2006) qui verse ses larmes, celles qu’Annalise ne peut retenir avant son passage devant la court suprême, prise d’une crise d’angoisse que seul un verre de vodka pourrait peut-être calmer. Mais au lieu de vodka, c’est Olivia Pope qu’elle trouve. L’héroïne de Scandal comprend. Elle est une femme. Elle est noire. Elle sait qu’au fond d’Annalise, il y a la petite fille à qui on a toujours dit qu’elle ne réussirait rien de bien, à qui on a toujours dit qu’elle ne quitterait pas Memphis dans le Tennessee. La petite fille abusée par son oncle. Olivia fait taire les voix de tout ceux qu’Annalise représente. L’important, c’est elle. Elle mène cette affaire pour elle. Pour se racheter de tout ce qu’elle a fait. Pour être quelqu’un d’autre que cette ivrogne qui parait-il a tué son mari. La force qu’elle croit trouver dans une bouteille de vodka est déjà en elle. Le moment est d’une intensité rare.
A mon sens, les relations que je noue avec les séries est similaire aux relations que je tisse avec mes proches. Certaines sont mes amies, elles me réconfortent, me font passer un bon moment. D’autres sont des connaissances lointaines, je les suis de loin, d’une oreille distraite. Et puis, il y a les séries comme How To Get Away With Murder. Une séries dont les défauts sont à mes yeux des qualités, qui me parle comme aucune autre ne sait me parler et qui me donne l’impression d’être un des rares à la comprendre vraiment. Je crois que parfois, on peut dire qu’on est amoureux d’une série.
How To Get Away With Murder n’a pas la saveur sucrée de Grey’s Anatomy ni la vision binaire et croustillante de la politique de Scandal. C’est une série plus dure, écorchée vive, tragique. Elle n’est pas élégante, ne s’en excuse pas et, au contraire, assume pleinement son identité, écartant les autres sur son passage, avec la même violence que son personnage principal, pour faire passer son message : la femme noire s’est assez tue, maintenant vous allez l’écouter. Et moi, petit homme blanc gay issu d’un milieu défavorisé, je suis tellement fier d’elle.